Soyons enfin clairs. (Arouet)

A propos de l'alternance politique, Henri Michaux a écrit un petit texte, intitulé fort justement "Soyons enfin clairs". Il nous y décrit le système politique de différentes peuplades (et sous peuplades) qui présentent d'étranges similitudes avec ce que nous connaissons bien en France.

Les Ouménés de Bonada ont pour désagréables voisins les Nippos de Pommédé. Les Nibbonis de Bonnaris s'entendent soit avec les Nippos de Pommédé, soit avec les Rijabons de Carabule pour amorcer une menace contre les Ouménés de Bonnada après naturellement s'être alliés avec les Bitules de Rotrarque ou après avoir momentanément, par engagements secrets, neutralisés les Rijobettes de Billiguettes qui sont situés sur le flanc des Kolvites de Beulet qui couvrent le pays des Ouménés de Bonnada et la partie nord-ouest du turitaire des Nippos de Pommédé au-delà des Prochus d'Osteboule.

La situation naturellement ne se présente pas toujours d'une façon aussi simple: car les Ouménés de Bonnada sont traversés eux-mêmes par quatre courants, ceux des Dohommédés de Bonnada, des Odobommédés de Bonnada, des Orodommédés de Bonnada et enfin des Dovoboddémonédés de Bonnada.

Ces courants d'opinion ne sont pas des bases et se contrecarrent et se subdivisent suivant les circonstances, si bien que l'opinion des Dovoboddémonédés de Bonnada n'est qu'une opinion moyenne et l'on ne trouverait sûrement pas dix Dovoboddémonédés qui la partagent, et peut-être pas trois, quoiqu'ils acceptent de s'y tenir pour quelques instants pour la facilité, non certes du gouvernement, mais du recensement des opinions qui se fait trois fois par jour, quoique selon certains ce soit trop peu même pour une simple indication, tandis que, selon d'autres, peut-être utopistes, le recensement de l'opinion du matin et de celle du soir serait pratiquement suffisant.

Il y a aussi des opinions franchement d'opposition, en dehors des Odobommédés. Ce sont celles des Rodobodébommédés, avec lesquels aucun accord n'a jamais pu se faire, sauf naturellement sur le droit à la discussion, dont ils usent plus abondamment que n'importe quelle autre fraction des Ouménés de Bonnada, dont ils usent intarissablement.

Henri Michaux – Le secret de la situation politique – in Face aux verrous – Edition Gallimard (2002)

L'histoire de Mouseland

Pour aller plus loin, une autre histoire est elle aussi très pertinente. C'est une histoire racontée en 1944 par Tommy Douglas (il fut notamment premier ministre de province au Canada) qui parle elle aussi de l'alternance politique et qui va un peu plus loin puisqu'elle évoque une caste politique déconnecté du peuple.

C'est l'histoire d'un endroit qui s'appelle Mouseland. Mouseland était un endroit où toutes les petites souris vivaient et jouaient, naissaient et mouraient. Elles y vivaient d'une manière vraiment semblable à notre vie, à vous et moi.

Elles avaient même un Parlement. Et tous les quatre ans, elles avaient des élections. Elles marchaient pour se rendre au bureau de scrutin pour y voter. Certaines se faisaient même conduire au bureau de scrutin. Et ensuite elles se faisaient conduire pour les quatre prochaines années. Tout comme vous et moi. Chaque fois qu'il y avait une journée d'élection, toutes les petites souris se rendaient aux urnes pour choisir un gouvernement. Un gouvernement formé de gros chats noirs bien nourris.

Si vous pensez que c'est étrange qu'une souris élise un gouvernement de chats, vous n'avez qu'à regarder l'histoire du Canada des 90 dernières années et vous verrez peut-être qu'elles ne sont pas plus stupides que nous.

Je n'accuse pas les chats parce que je n'ai rien contre les chats. Ils étaient gentils. Ils gouvernaient avec dignité. Ils adoptaient de bonnes lois - en fait, des lois très bonnes pour les chats. Mais les lois bonnes pour les chats n'étaient pas très bonnes pour les souris. L'une des lois disait que les trous de souris devaient être assez gros pour qu'un chat puisse y glisser la patte. Une autre loi disait que la souris ne pouvait voyager qu'à une certaine vitesse - pour qu'un chat puisse déjeuner sans trop d'effort.

Toutes les lois étaient de bonnes lois. Pour les chats. Mais, elles étaient vraiment dures pour les souris. Et la vie devenait de plus en plus difficile. Le moment est venu lorsque les souris n'en pouvaient plus et elles ont décidé qu'il fallait faire quelque chose à ce sujet. Elles se sont rendues en masse aux bureaux de scrutin. Elles ont voté pour remplacer les chats noirs. Elles ont voté pour les chats blancs.

Les chats blancs avaient fait une campagne incroyable. Ils ont dit : « Tout ce qui est nécessaire pour Mouseland c'est plus de vision. » Ils ont dit : « Le problème de Mouseland est tous ces trous de souris ronds que nous avons. Si vous nous élisez, nous mettrons en place des trous de souris carrés. » Et c'est ce qu'ils ont fait. Les trous de souris carrés étaient deux fois plus gros que les trous de souris ronds et maintenant les chats pouvaient y faire entrer les deux pattes. Et la vie était plus difficile que jamais auparavant.

Et lorsque les souris n'en pouvaient plus à nouveau, elles ont voté contre les chats blancs pour élire les chats noirs à nouveau. Elles sont ensuite revenues aux chats blancs. Puis aux chats noirs. Elles ont même essayé moitié chats noirs et moitié chats blancs. Et elles ont appelé cela une coalition. Elles ont même élu un gouvernement de chats à taches : des chats qui essayaient de faire un bruit ressemblant à celui d'une souris, mais ils mangeaient comme un chat.

Vous voyez, mes amis, le problème n'était pas la couleur du chat. Le problème était qu'ils étaient des chats. Puisqu'ils étaient des chats, ils s'occupaient bien sûr des chats au lieu des souris.

Un jour est apparu une petite souris avec une idée. Mes amis, attention au petit gars avec une idée. Cette souris a dit aux autres souris : « Les copains pourquoi est-ce qu'on continue à élire un gouvernement de chats ? Pourquoi ne pas élire un gouvernement de souris ? » « Oh », ont-elles dit, « il est un bolchevique. Enfermez-le ! » Et ils l'ont mis en prison.

Je tiens à vous rappeler une chose : vous pouvez enfermer une souris ou un homme, mais vous ne pouvez pas emprisonner une idée.

Et aujourd'hui ?

Les choses ne sont ni meilleur, ni pire. Nous sommes dans une continuité parfaite où les révolutions consistent à varier du blanc au noir et du noir au blanc. Si on ne peut nier que le blanc est l'opposé du noir, on a par contre plus de mal à se demander pourquoi le noir et le blanc ont la même saveur. Au Parti Pirate, nous défendons non plus une opposition gauche/droite mais nous intégrons un axe libertaire/autoritaire sur lequel nous préférons nous placer en faveur des libertaires (de gauche comme de droite).

Mais plus encore, remettre en cause ces oppositions dogmatiques, c'est surtout avoir une exigence d'esprit critique sur ce qui nous entoure. En réalité les programmes politiques ne s'évaluent ni sur un seul axe, ni sur deux axes. Il existe un très grand nombre d'axes possibles, et pire : chaque mesure d'un programme politique peut s'évaluer différemment. En théorie, un texte principal (que l'on nomme déclaration de politique générale) trace les grands axes et positionne un parti sur l'ensemble des caractéristiques jugées significatives par les initiateurs de la mouvance. Néanmoins des partis strictement opposés sur un axe peuvent être côte à côte sur de nombreux autres (d'où la proximité d'opinion de certains partis aux extrêmes de l'axe gauche/droite pour parler de la gouvernance de certains pays comme pour la Russie).

Développer son esprit critique

A partir de là, il faut développer sa conscience politique et accepter d'être ouvert à toutes les propositions politiques (même aux "extrêmes" de tel ou tel axe). A condition bien sur que cette ouverture n'invite pas à gober tout pour argent comptant ! Au contraire, il faut accepter de remettre en question ses valeurs mais prendre aussi le temps d'explorer à fond les motivations politiques, économiques ou personnelles qui les guident. Le populisme est une bonne chose lorsqu'il consiste à informer et communiquer avec le peuple, cela devient un outil néfaste lorsqu'il consiste (comme bien trop souvent) à se faire élire pour mettre en place une direction politique sans rapport avec les préoccupations en question.

Pour vous aider dans ce travail, il existe un outil que nous utilisons au Parti Pirate (notamment sur nous-même), qui présente une série de cartes évoquant des éléments rhétoriques trompeurs (sophismes / fallacies).